SOCIÉTÉ I Opinions
Regards croisés
CO2: compenser ne suffit pas
Le mécanisme des compensations carbone a démarré en février 2005. Après un peu plus de quinze ans d’existence, le constat est mitigé. Nous avons relevé les principales critiques formulées à son encontre et les avons soumises à trois acteurs de ce secteur.
JOËLLE LORETAN

Olivier Brüggimann
Fondateur et directeur d’ecoLive, bureau de conseil spécialisé en management environnemental, en écologie d’entreprise et en gestion de projets de développement durable.
ecoLive est l’antenne officielle, pour la Suisse romande et la France, de la fondation Myclimate, ONG suisse active dans l’accom-pagnement des entreprises, collectivités et particuliers pour le calcul de leurs émissions, la réduction de celles-ci et la participation à des projets de protection du climat labellisés pour compenser le résidu.

Werner Halter
Fondateur et directeur de la société Climate Services (Fribourg), dont le but est d’accompagner les entreprises dans la réduction de leur impact carbone.
En 2018, il crée la fondation Carbon Fri, qui délivre un label «local» attribué aux entreprises qui non seulement diminuent leurs émissions de CO2, mais paient également à la fondation une contribution par tonne de CO2 rejetée dans l’atmosphère. Les fonds ainsi récoltés vont à des projets fribourgeois qui ne peuvent pas bénéficier d’aides existantes.

Patrick Hofstetter
Responsable climat et énergie au WWF.
Depuis 2003, il a rejoint à plusieurs reprises la délégation suisse aux négociations climatiques de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) en tant que représentant des ONG.
En 2016, le Öko-Institut, institut allemand de recherche sur l’environnement, livrait des résultats peu réjouissants: 85% des projets «compensés carbone» présentaient une faible probabilité d’assurer les réductions d’émission promises. Patrick Hofstetter, responsable climat et énergie au WWF, cite quant à lui une évaluation du système de Kyoto révélant que 70% des certificats n’avaient pas contribué à réduire les émissions de gaz à effet de serre. «Il faut être réaliste, le système n’a pas fonctionné jusqu’ici», regrette-t-il. A noter que le WWF change son vocabulaire et ne parle plus de compensation, mais de financement pour le climat. L’ONU, quant à elle, affirme son soutien tout en prévenant: «Le Programme des Nations unies pour l’environnement soutient les compensations de carbone en tant que mesure temporaire jusqu’à 2030. Cependant, ce n’est pas une solution miracle, et le danger est que cela peut conduire à la complaisance.»
Que répondent Olivier Brüggimann, Werner Halter et Patrick Hofstetter aux différentes critiques entendues?
1) ON COMPENSE À L’ÉTRANGER AU LIEU DE COMPENSER CHEZ NOUS
On reproche au principe de neutralité géographique (une quantité de CO2 émise «ici» peut être compensée «là-bas») de déplacer le problème. Olivier Brüggimann regrette d’avoir à se défendre si souvent contre ce message. «Sur le marché obligatoire (lire l’encadré: «Il existe deux marchés du carbone»), une part importante de la réduction des émissions doit se faire pour soutenir des projets en Suisse.» Mais il reste pragmatique. «Avec 100 francs, on peut protéger le climat pour l’équivalent d’environ 1 tonne en Suisse, contre 3 à 6 tonnes à l’étranger.» Et compenser en-dehors de nos frontières ne semble pas si déraisonnable, pour une Suisse championne des émissions de CO2 à l’extérieur du pays, en raison de la grande délocalisation de son système de production et de transformation. Patrick Hofstetter précise que d’ici à quelques mois, la donne sera toutefois différente. «Le 1er janvier 2021, la première période de l’Accord de Paris commencera. Dans cette optique, et en accord avec les décisions prises en lien avec la loi sur le CO2, un pourcentage chiffré de réductions devra se faire au niveau national» (lire l’encadré ci-dessous).
La compensation carbone en quelques mots
DE KYOTO…
Le protocole de Kyoto entre en vigueur le 16 février 2005, et avec lui le marché des compensations carbone. La démarche s’adresse aux particuliers, aux entreprises, aux collectivités publiques et aux Etats. Le but du mécanisme est alors de contrebalancer ses propres émissions de CO2 en finançant soit l’implantation de technologies propres dans les pays en voie de développement, soit des projets de séquestration de carbone. Les signataires dépassant les objectifs fixés peuvent soit revendre leurs permis d’émission non utilisés aux pays n’ayant pas respecté leurs engagements, soit recevoir des crédits carbone lorsqu’ils participent à des projets durables. Les échanges d’unités d’émission peuvent se faire sur un marché public (marché obligatoire) ou entre particuliers (marché volontaire). (Voir encadré «Il existe deux marchés du carbone»)

… À PARIS
Dès janvier 2021, les engagements pris par la Suisse lors de l’Accord de Paris deviendront concrets. Notre pays sera alors tenu de respecter un cadre pour la politique climatique internationale. Il aura, entre autres, une obligation chiffrée de réduire ses émissions sur son propre territoire. En accord avec les décisions prises en lien avec la loi sur le CO2, au moins 50% des réductions par rapport à 1990 devront être réalisées en 2030, dont 37,5% au niveau national et 12,5% au niveau international.
2) ON RETARDE LES CHANGEMENTS DE COMPORTEMENT NÉCESSAIRES
Payer pour compenser ses émissions peut avoir un effet négatif sur la motivation à les réduire: voilà une autre critique entendue. La réalité est plus nuancée pour Olivier Brüggimann. «Les entreprises qui mettent en place un mécanisme de compensation mènent, généralement, différentes actions pour réduire leur empreinte climatique. La compensation est souvent complémentaire à d’autres démarches.» Et Werner Halter de constater que les manifestations des jeunes en faveur du climat l’an passé ont changé les choses de manière fondamentale: «Auparavant, on expliquait aux entreprises pourquoi réduire leur empreinte carbone; maintenant, ce sont elles qui viennent nous trouver pour agir. Un nombre croissant d’entrepreneurs souhaitent faire quelque chose, indépendamment des mécanismes de compensation. Ils veulent mieux dormir, ne plus faire n’importe quoi.»
«Ce système a rendu possible la connexion entre le monde financier et le monde environnemental.»
3) ON MONÉTISE LA NATURE
Avec le marché des compensations carbone, c’est la première fois que l’on a pu monétiser les impacts environnementaux. Faire comprendre par la valeur de l’argent celle de la nature, n’est-ce pas étrange? Alors, combien coûte la disparition d’une espèce, la destruction d’un écosystème ou la pollution d’un fleuve? Olivier Brüggimann, qui a occupé le poste de responsable environnement dans une grande banque suisse, reste pragmatique: «J’admets que la question est extrêmement subjective. Mais le jour où on a pu dire qu’une activité XY émettait X tonnes de carbone et qu’une tonne de carbone coûtait tant, le discours est devenu compréhensible pour les économistes. Ce système a rendu possible la connexion entre le monde financier et le monde environnemental.» Pour Patrick Hofstetter, mettre un prix sur une tonne de CO2 a permis aux responsables financiers de l’intégrer dans leurs calculs: «En posant une valeur monétaire, on peut élaborer une stratégie.»
4) PAS ASSEZ CHER ET TROP FACILE
Aujourd’hui, il est moins cher d’acheter des droits d’émission que d’investir dans des technologies propres, ce que déplore Patrick Hofstetter. Selon lui, seule une augmentation drastique du prix du CO2 serait efficace. «Il existe plus de certificats que d’entreprises qui en achètent. Une tonne de CO2 coûte aujourd’hui 20 centimes, donc rien du tout. Il est alors moins cher de polluer que de réduire ses émissions.» Olivier Brüggiman précise toutefois que si de tels prix sont pratiqués sur le marché obligatoire, ils sont plus élevés sur le marché volontaire.
Une autre faiblesse pointée par Werner Halter se trouve dans la facilité du processus: «Vous pouvez acheter des certificats sur internet, puis communiquer que vous êtes CO2 neutre, sans aucun contrôle. Certains standards pour le développement de certificats sont des gages de qualité, comme le Gold Standard et le Verified Carbon Standard, mais aucun label ne garantit la conformité et les bonnes pratiques du processus de compensation.» A noter que Werner Halter propose, via la fondation Carbon Fri, un label qui compense «local».
5) ON ABUSE DES PROJETS ADDITIONNELS
Un projet est dit additionnel lorsqu’il permet des réductions d’émission de gaz à effet de serre qui n’auraient pu être réalisées sans l’aide des compensations carbone (notamment parce que les coûts pour permettre cette réduction auraient été trop importants). En résumé, les crédits doivent financer des projets qui n’auraient pas pu voir le jour sans cette aide. Or, il n’est pas toujours respecté. Et c’est un autre caillou dans la chaussure du système. «Il existe de nombreux exemples dans le monde, notamment ce projet de construction d’éoliennes en Inde où nous avons constaté que la mise en œuvre des éoliennes était réalisable sans l’argent des certificats, explique Patrick Hofstetter. Cela va à l’encontre du principe additionnel. Malheureusement, pour beaucoup, l’argent continue à être prioritaire, au détriment de notre avenir à toutes et à tous.»

Il existe deux marchés du carbone
LE MARCHÉ OBLIGATOIRE engage les entreprises et les Etats. Ces derniers peuvent en effet obliger les entreprises appartenant à certaines catégories exploitant des installations à taux élevé d’émissions de gaz à effet de serre à compenser une partie de leurs émissions de CO2. Chaque transaction de crédits carbone doit être validée par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), organe de l’ONU.
LE MARCHÉ VOLONTAIRE Est destiné à tous les acteurs qui veulent compenser sans y être contraints: particuliers, collectivités locales, petites et moyennes entreprises. Contrairement au marché étatique officiel, le marché volontaire n’est pas régulé par une autorité centrale; les prix connaissent donc de grandes différences.